LIGNES DE VIES
Images carrées, tendues sur plaques d’aluminium, cerclées de métal noir. Rigueur et rigidité d’une mise en scène pour dire en un instant, en un éclair, la dureté de toute vie. Qualité des clichés – hommes d’un côté femmes de l’autre – dans un huis clos implacable pour montrer dès l’abord nos inquiétudes et pour le reste nos habitudes, nos superficialités, nos ambiguïtés, nos faibles tentatives d’enchantement et nos promptes déchéances.
A quelles conclusions arrivions-nous en effet dans le franchissement en face à face ou en aller et retour ? N’y a-t-il programmés inexorablement avec la succession entaillée des étapes, que le flétrissement qui nous recroqueville et que la mort qui nous envahit et nous oublie pour toujours ? Que croyons-nous de l’existence ? Que pouvons-nous admettre, espérer dans cette tragédie ? Que transmettons nous de personne à personne, de génération en génération ? Qu’avons-nous à dire ? Déçus ou fatigués, y a-t-il même pour nous quelque chose à redire ?
Nous en avons connu par quantité de ces croque-morts qui sous des prétextes divers, nous auront mis au carré ; ils s’accomplissaient parait-il au détriment des autres, ils respectaient les règlements sous couvert d’un règlement, ils jouaient une hiérarchie militaire et anonyme dans une société qui aurait dû être civile et civilisée. Eux tous nous auront noircis à petit feu sous leur raideur ; eux tous auront construit leur unité sur nos morceaux épars.
Mais quelque jour d’honnêteté, nous nous serons regardés comme nos propres croque-morts. C’est nous mêmes que nous mettons dans la boite, dans la géométrie ; c’est nous que nous étalons sur la surface où aucune tête ne dépasse. Parce que nous ne savons ou ne voulons plus résister à la facilité, à l’irresponsabilité, à la norme et à la mode, nous ne remettons plus d’idées neuves dans nos têtes et nos têtes sur nos épaules. Nous nous faisons maladroit alors qu’on nous souhaitait habile. Nous nous faisons multiple alors qu’on nous attendait unique. Nous nous faisons accablement alors qu’on nous espérait soutien. Nous nous faisons individualiste alors qu’on nous voulait individu.
Immanquablement demain s’annonce pire qu’aujourd’hui. Faut-il alors essayer de dire encore quelques mots ou dépités et résignés faut-il nous laisser glisser en dehors de la photo, par abandon au septième round ? Demain les silences seront encore plus forts. Demain les incompréhensions et les solitudes seront encore plus grandes. Et mes idées et nos idées, encore plus sombres …
Car Jean-Gérard nous dit cela que je n’invente pas. A tout prendre, il est préférable avec lui de broyer du cauchemar qu’assister à nouveau au discours goguenard et à l’étalage misérabiliste du ridicule de notre situation.
Et pourtant, cela s’annonçait bien. Dans la présence, dans la force, dans l’illumination, dans la contemplation d’un ventre. Dans la promesse, dans l’invention de la Vie. Dans le ventre fait Monde, fait Univers, d’une prochaine mère. Pourquoi fallait-il que cette rotondité, que cette globalité, que cet espace, que cette aventure terrestre se poursuivent en platitude dans une espèce de linéarité interrompue et ponctuée pour quelques dates, par une photo-témoin ? Et quand l’identité a tendance à devenir typologie et quand l’enfant ne sourit plus, l’Homme est en danger.
Dernière interrogation avant que le ventre tendu ne trouve sa fin dans la forme amollie d’une chair qui ondule, flotte et se fendille, avant que la lumière irradiante ne devienne pâleur absorbante : quelle série de regards nous aurait été offerte par les pauvres de la Terre ?
Gilles de Montauzon